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BUT DE L'ASSOCIATION

Les Amis du Vieux Seloncourt se sont donné pour tâche de sauvegarder le patrimoine historique, culturel et cultuel de leur ville.
Seloncourt est une petite agglomération de 6000 habitants, à 10 km de Montbéliard et 10 km de la Suisse. Elle est traversée par le Gland (on devrait écrire : Glan, d'un mot gaulois signifiant pur), affluent du Doubs.

Président :

M. Pierre Rérat 4 rue du Presbytère 25230 Seloncourt

Téléphone : 06 80 54 53 91

Adresse électronique :

francois.hegwein@sfr.fr

Informations diverses :

Espace de sauvegarde Charles Kieffer

6, rue d'Audincourt

ouvert le mercredi de 14 à 17 h et à la demande

tel : 03 81 34 71 87

pour une vue d'ensemble de nos activités, voir la page avril 2010

pour consulter la liste des brochures que nous avons réalisées : voir la page septembre 2010

dimanche 6 novembre 2011

Le Géant d'Ajoie




Conte lu le 30 septembre 2011 à l'occasion de l'exposition annuelle des Amis du Vieux Seloncourt.

L’histoire que je vais vous raconter a commencé il y a très longtemps, pas très loin d’ici, dans ce qui ne s’appelait pas encore le Pays d’Ajoie. Le bon prêcheur Saint-Dizier et son diacre Reinfroid n’étaient pas encore venus mettre de l’ordre dans les croyances populaires et le monde était encore peuplé d’êtres fantastiques qui côtoyaient quotidiennement les humains. De nos jours, ces êtres ne vivent plus que dans les légendes, mais il n’en fut pas toujours ainsi et il fut un temps où les gens croyaient dur comme fer à la Vouivre et aux Géants, aussi fort que vous-mêmes, respectable auditoire, croyez au petit Jésus ou à la Sainte Vierge.

L’un de ces Géants devint plus tard le héros d’un roman plein de sagesse sous ses apparences drolatiques : c’est Gargantua, qui s’ébattait dans le folklore de notre pays bien avant que Maître François Rabelais ne lui eût consacré un livre. Les antiques récits confient même que Gargantua eut maille à partir avec notre Reine souterraine de l’Ajoie, la Vouivre. Voici comment cela arriva.

Sur un point au moins, le bon Rabelais était bien renseigné : le titre exact de son œuvre était « Les grandes et inestimables chroniques du grand et énorme Géant Gargantua ». Gargantua était effectivement grand et énorme et son appétit ainsi que chacun de ses gestes étaient assortis à sa taille. Quand il avait soif, il plongeait ses énormes mains jointes en forme de coupe dans un lac et, en trois lampées, il aurait pu l’assécher. Quand il pissait ensuite, comme les digues et les bassins anti-crue de Brognard n’étaient pas encore construits, les cours de l’Allaine et de la Savoureuse sortaient de leur lit et inondaient les prairies avoisinantes. Le bon Géant agissait sans malice, ainsi que nous le faisons en marchant sur des fourmis ou sur des escargots, mais il arrivait parfois que, par maladresse, il indispose d’autres puissants personnages de cette époque héroïque.

Il était plutôt en bons termes avec la Vouivre, personnage redouté, mais cependant discret de nos contrées. Il prenait soin de racler bruyamment sa gorge avant de boire dans les étangs, afin de ne point la surprendre pendant la sieste. Mais un jour, après avoir dévoré trop de jambons bien salés et avalé trop de meules de Gruyère comme vous auriez avalé des cachets d’aspirine, sa soif fut si forte qu’il aurait bu le lac de Neuchâtel d’un seul trait ! Il chercha des yeux autour de lui, et, avisant une fente dans la roche au pied d’une reculée, il y glissa ses mains puissantes et souleva une énorme pierre plate, faisant jaillir une source qui coule encore aujourd’hui : c’est la source de la Doue.

Cette source n’entrait pas dans les desseins de la Vouivre, qui fut aspirée comme dans le siphon d’un lavabo alors qu’elle prenait quelque repos dans un étang, sur le plateau d’Ajoie, en contre-haut des rochers qu’avait bousculés Gargantua. Elle ressortit tout échevelée par ce qui s’appelle maintenant la Grotte des Fées et ne dut son salut qu’à ses glapissements de fureur et à quelques impressionnants jets de flamme, sinon le bon Géant l’aurait avalée comme un têtard.

Mais qui est-ce qui a mis au monde un lourdaud pareil ? s’exclama la Vouivre folle de rage.

Ma maman se nomme Gargamelle, répondit candidement Gargantua, sans se douter que, des millénaires plus tard, ce prénom serait celui d’un sorcier malfaisant au pays des Schtroumpfs.

Que m’importe le prénom de ta maman ! rétorqua la Vouivre. Je t’ordonne de disparaître de ma vue, avant d’avoir complètement ruiné ce beau pays.

Mais où vais-je aller, pleurnicha Gargantua ?

Où tu veux ! Sous terre, tiens, tu trouveras à boire autant que tu voudras et tu n’importuneras plus les gens raisonnables avec tes maladresses !

Penaud, navré, la tête basse, le Géant trouva très vite une entrée pour le monde souterrain qui, autour de nous, en surprendrait plus d’un par ses grottes à dimensions de cathédrales et ses rivières englouties.

Mais la lumière du jour lui manquait et, après avoir erré pendant des heures interminables, une torche à la main, dans des réseaux dont vous n’avez qu’une pâle idée, Gargantua finit par se coucher comme un ours qui hiberne, pour un hiver qui dura trois mille ans.

Autour de lui, le Pays d’Ajoie se transformait peu à peu. Beaucoup de forêts cédaient la place à des cultures. des villages naissaient comme taupinières au milieu des champs puis disparaissaient rasés par la cruauté de seigneurs de guerre empanachés. Des moulins puis bientôt des usines vinrent domestiquer les rivières et les hommes étaient toujours plus nombreux, toujours plus affairés. Ensuite ils se mirent en tête de fabriquer des charettes roulantes sans chevaux et ce fut pis encore. Il fallait élargir sans cesse les chemins pour permettre à ces charettes de filer dans tous les sens par dizaines de milliers, en vrombissant comme des abeilles pressées, dans une agitation forcenée qui aurait bien surpris le bon Gargantua.

Et pourquoi tous ces gens couraient-ils ainsi, grand Dieu ? Pour fabriquer d’autres charettes et encore d’autres jusqu’à ce que l’on n’arrive plus à les vendre. Mais Gargantua dormait si profondément qu’il n’en pouvait avoir le moindre soupçon. Son nom ne figurait plus que dans des livres pour enfants, petits comme des écoliers ou grands comme votre serviteur qui vous parle ici ce soir. Quant à la Vouivre, son nom fleurissait partout, attirant les amateurs de folklore et de couleur locale. Je suis sûr qu’en cherchant bien on trouverait un camping de la Vouivre, une boutique de souvenirs de la Vouivre ou même une charcuterie de la Vouivre.

Comme vous l’avez sûrement déjà noté avec un brin d’inquiétude, cher public, nous habitons dans une région sismique. Certains d’entre nous, je suis l’un de ceux-là, ont déjà ressenti des secousses suffisamment fortes pour faire trembler verres et assiettes dans les vaisseliers. Or il advint qu’une nuit, l’une de ces secousses fit apparaître, au beau milieu d’un champ, une doline. Vous avez tous vu des dolines, ces entonnoirs un peu inquiétants où le sol semble se vider dans des abîmes souterrains comme le sable coule dans un sablier.

Ce champ s’étendait sur les hauteurs qui surplombent notre petite ville, plus précisément à côté de ce que l’on appelle la vieille route, un chemin qui reliait jadis Les Fiottes au Piquet, à Vandoncourt, après être passé le long du cimetière de ce dernier village. Si vos pas vous y portent, que ce soit pour une simple promenade de santé ou pour marauder des cerises quand c’est la saison, vous remarquerez des dépressions au milieu des champs, assez profondes pour qu’il puisse s’y former une mare si l’eau pouvait y rester. Mais elle n’y reste pas, car en dessous c’est le vide et la roche fendillée ne peut la retenir. Et, dans ce vide inconnu pour nous, dans ces cathédrales souterraines qui nous feraient dresser les cheveux sur la tête si nous pouvions les voir sous nos pas, Gargantua ronflait depuis trois mille ans.

Et, en ce début d’octobre 2011, sans prévenir, la terre trembla, une seconde, trente secondes, un peu plus fort que d’habitude même si ce n’était pas aussi terrible qu’au Japon. Alors, juste au dessus du Géant, la terre s’entr’ouvrit et une cuvette se transforma en doline.

Tout d’abord, Gargantua reçut quelques gravats sur la tête, des rochers gros comme des ballons de football, de la terre et même une bouse de vache. Tout cela le fit éternuer et il ouvrit un œil ensommeillé. Une pierre y tomba et le Géant se mit brusquement sur son séant, bougonnant et se frottant la paupière de son énorme main. Quand il ne sentit plus le caillou importun lui irriter la cornée, il ouvrit tout grands les deux yeux, cette fois. Un rai de lumière jailli du sommet de la caverne pointait droit sur lui comme un doigt autoritaire. Gargantua comprit que la sieste était finie, mais préféra attendre la nuit avant de sortir prendre l’air.

Quand le moment fut venu, il se redressa, égratignant son front à quelques stalactites qu’il réduisit en bouillie s’ils avaient été faits de meringue et, grattant de ses ongles solides comme les godets d’une pelle mécanique, il agrandit suffisamment l’orifice de la doline pour pouvoir se hisser sur le plateau en s'appuyant sur ses coudes.

Le paysage était méconnaissable. L’obscurité n’était pas totale, non pas à cause de la lune, mais par une espèce de rayonnement qui montait des villages dont Gargantua devinait l’existence aux quatre points cardinaux. Des milliers de vers luisants non pas verts, mais blancs, parsemaient le fond de la vallée comme les étoiles parsèment le firmament. Certaines de ces étranges lucioles se déplaçaient le long d’axes invisibles pour le Géant. Il acheva de s’extraire de sa caverne et se mit debout pour contempler son Pays d’Ajoie. Puis secoua la tête. Non. Hormis quelques collines que l’on devinait boisées, car plus sombres que le reste, il ne reconnaissait rien.

Il avait soif et se souvint qu’il devait y avoir un ruisseau au fond de la vallée. Alors, avec précautions pour ne rien abîmer (il craignait les foudres de la Vouivre s’il avait écrasé quelque chose), il descendit lentement vers Seloncourt. À grandes enjambées précautionneuses, posant ses énormes pieds sur ce qu’il jugeait être des terrains vagues ou des pâtures, Gargantua parvint jusqu’à la place Ambroise Croisat, où il se mit à genoux pour plonger sa main dans le Glan, effrayant quelques canards réveillés en sursaut. Un grand héron cendré s’envola et passa au ras de son visage, le chatouillant comme l’aurait fait une libellule pour des gens comme vous et moi. Après s’être désaltéré et avoir ainsi asséché la petite rivière pour quelques jours, le bon Géant se redressa et regarda autour de lui. Derrière lui, une sorte de maison de poupées nettement plus vaste que les autres habitations du village attira son regard. Il se pencha et, après avoir hésité un instant, saisit délicatement le toit dans sa grande main pour assouvir sa curiosité. Il le souleva et le posa à côté du Glan, pour observer plus à son aise.

Tout un fouillis de petits objets dont l’usage était incompréhensible à Gargantua remplissait l’espace ainsi découvert. Y regardant de plus près, le Géant vit qu’ils étaient alignés, pour constituer une sorte de collection, comme lui même en faisait lorsqu’il était enfant, rangeant par exemple des ours terrorisés en file indienne ou une douzaine de moulins à vent, au grand désespoir des meuniers réduits au chômage. Ses parents lui faisaient ensuite remettre à leur place les jouets improvisés qu’il avait ramassés sans en demander la permission.

Sans doute les hommes avaient-ils mis dans cette grande maison des objets précieux pour eux, conclut-il, je ne vais pas la déranger.

Vous avez deviné, noble assemblée, qu'il s'agissait de l'exposition où nous sommes réunis ce soir. Bien entendu, les vaillants Amis avaient organisé un tour de garde et c’était Jean-Louis qui veillait ce soir-là. Son collègue avait déclaré forfait pour cause de visite inopinée d’une sœur éloignée.

Reste donc à la maison, je vais bien faire tout seul, lui avait proposé notre vice-président, sans se douter qu’il aurait une telle visite nocturne.

Et même si tous les membres de l’association avaient été là, qu’est-ce qu’ils auraient pu faire contre le Géant curieux ?

Mais qu’est-ce qu’il fabrique devant les parapluies et les ombrelles ? se demanda l’infortuné veilleur de nuit.

Gargantua avait remarqué une superbe collection de petits champignons comme il n’en avait jamais vus : il lui fallait une loupe pour observer ceux que ses petits amis de la forêt lui montraient parfois. Là, c’étaient de grands spécimens, le plus souvent noirs, avec un pied très mince et un chapeau dont la finesse lui évoquait les ailes de chauve-souris.

Soudain, le regard de Gargantua fut attiré par un objet rond, blanc comme la pleine lune, qui lui semblait plus approprié à sa stature gigantesque qu’à celle des humains. Il eut l’envie irrésistible de se l’accrocher autour du cou comme un médaillon. Il est vrai qu’à l’époque où il s’était reclus dans sa grotte, les humains n’avaient pas encore inventé de montres ni même d’horloges. Tout au plus utilisaient-ils des sabliers, des clepsydres et des cadrans solaires simplifiés. Savoir à quelle saison on était, à quelle phase de la lune, ou si l’on était le matin ou l’après-midi était bien suffisant pour une personne raisonnable. Aussi Gargantua n’avait-il pas la moindre idée de l’usage auquel était destiné l’objet qui le fascinait. Il allait s’en emparer, quand un petit personnage surgi d’on ne sait où s’interposa. C’était un être minuscule, frémissant de colère qui s’était mis en garde comme un boxeur, les deux poings tendus vers le Géant.

Essaie un peu pour voir ! glapit le vermisseau d’une voix que Gargantua eut toutes les peines du monde à entendre.

Hein ? répondit le Géant, réveillant toute la petite ville endormie.

Les gens coururent débrancher tous les appareils électriques de crainte de l’orage qui commençait si soudainement. Quelle nuit, décidément ! Après le petit tremblement de terre que certains avaient ressenti dans la journée, voilà que Jupiter, ou plutôt Taranis puisque nous sommes en Gaule, faisait des siennes. Inquiets, les citadins restèrent debout et tremblants, attendant que les éléments se calment. Mais le coup de tonnerrre semblait isolé et chacun retrouva peu à peu sa sérénité. Dans les maisons, du moins, car dans l’ancienne fonderie le minuscule personnage ne cédait pas un pouce au bon Géant tout surpris. Tenant compte de la différence de taille, Gargantua fit un effort pour émettre ce qui pour lui était un murmure :

Mais qu’est-ce que c’est, ce machin ?

C’est une montre, pour voir l’heure, espèce d’ignorant. Et aussi vrai que je me nomme Jean-Louis, je ne te laisserai pas voler le fruit de vingt-cinq ans de travail.

Ça va, ça va, je ne vais pas te la prendre, ta… ta quoi, déjà ?

Ma montre. Pour voir l’heure.

Mais ça sert à quoi, de voir l’heure ? Quand j’ai sommeil, je me couche ; quand j’ai faim, je mange et quand j’ai soif je bois.

Dans les maisons, les gens se recouchèrent. Le tonnerre est moins fort, c’est pour les Suisses, conclurent les citadins avant de se rendormir. Quant à notre veilleur de nuit, il pensa qu’il valait mieux se montrer aimable avec le visiteur imprévu qui, au demeurant, ne semblait pas méchant. Si cela avait été le cas, le Géant n’aurait eu aucun mal à envoyer tout valdinguer d’un seul coup de pied.

Jean-Louis se gratta la tête, cherchant à expliquer en termes simples ce qu’était que la mesure du temps. Il ne semblait pas qu’il allait pleuvoir, aussi n’était-il pas urgent de remettre le toit sur la salle polyvalente. Le Géant n’avait pas l’air menaçant, plutôt maladroit, simplet, un grand enfant, en quelque sorte. Et Jean-Louis avait l’habitude d’expliquer aux enfants.

Mais il avait dû forcer sa voix à chaque phrase qu’il avait lancée à son étrange visiteur et il ne pourrait pas faire un long discours en braillant. Soudain, il eut une idée. Il y avait, au fond de la salle, une sorte de mezzanine qui aurait pu servir comme une chaire dans une église. Il se pouvait même qu’un micro y soit rangé. N’écoutant que son désir de bien faire, Jean-Louis y grimpa et se trouva ainsi plus en mesure de jouer les guides-conférenciers. Il trouva effectivement un micro et le brancha puis chacun fit un effort pour se rapprocher de l’autre.

Gargantua posa la main droite sur le parking, la main gauche devant l’ancienne caserne des pompiers et pencha la tête vers Jean-Louis, qui avait vaguement l’air d’un prêtre attaquant un sermon.

Voyons. Comment vous appelez-vous, mon jeune ami ? demanda aimablement Jean-Louis.

Je m’appelle Gargantua et je ne connais pas mon âge parce que j’ai dormi très longtemps dans une grotte, répondit le visiteur.

Eh bien, Gargantua, as-tu déjà essayé de faire cuire un œuf à la coque ?

Le Géant restait muet, l’air de ne pas comprendre. Jean-Louis réalisa que, pour son étrange élève, un œuf de poule devait faire comme pour nous un œuf de fourmi. À la coque, en plus. Non, il lui fallait trouver un autre exemple.

Bon. Et si tu voulais rencontrer un ami, disons, près de la rivière, et que tu lui donnes rendez-vous ?

Ah oui, je comprends mieux. Je lui dirais : trouve-toi près de la rivière au moment où les ombres sont les plus courtes.

Voilà. Regarde de ce côté, les hommes ont inventé quelque chose pour mesurer la longueur des ombres et savoir à quel moment de la journée on est. C’est un gnomon. Mais on a fait mieux, ceci : ça s’appelle un cadran solaire, dit doctement Jean-Louis comme s’il s’adressait à une classe de cours moyen.

Gargantua avait peut-être l’apparence d’un benêt, mais il était d’une grande intelligence et comprenait quand même très vite. Jean-Louis lui montra ce que les hommes avaient inventé pour se repérer quand même lorsque le soleil était caché : les sabliers et les clepsydres. Puis les premières horloges, et il suffit au Géant d’observer attentivement les mécanismes pendant quelques dizaines de secondes pour comprendre comment ça fonctionnait. Et ainsi, ils arrivèrent à la fameuse montre.

Je peux la prendre quand même ? Je te promets que je te la rendrai, demanda poliment Gargantua.

Bon, d’accord, mais ne la fais pas tomber, accorda Jean-Louis. C’est que j’y ai passé, des heures et des heures, à la fabriquer. Des milliers d’heures.

On croirait que tu l’as faite pour moi, dit le Géant.

On en a déjà parlé, répondit Jean-Louis. Oublie ça. Il faudrait que tu m’assommes pour que je te la laisse emporter.

Je t’ai promis. Et en plus, je n’en aurais point l’usage : je trouve que c’est folie de soy gouverner au son d'une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. (Ce faisant, Gargantua citait, sans s’en rendre compte, Maître François Rabelais.) Aussi, sois bien tranquille, petit homme, je ne te déroberai pas ton chef-d'œuvre. Mais s’il advenait que je retrouve un jour mon château, mes gens et mes domaines, je te nommerais Grand-Maître Horloger de mon Royaume d’Utopie. Hélas, j’ai bien peur qu’il n’en reste miette, soupira le Géant.

Maintenant que tu as tout vu, demanda poliment Jean-Louis, pourrais-tu remettre ce toit en place ? J’ai peur qu’il se mette à pleuvoir.

Bien volontiers. Et grand merci d’avoir été mon guide, petit homme, conclut Gargantua avant de refermer la boîte.

Il se redressa, gigantesque silhouette dans la nuit d’automne, regardant la petite ville endormie à ses pieds. Il songeait :

Ce monde qui ressemble à une fourmilière n’est plus le mien. Je n’ai plus ni gens, ni château ni domaine. Ma seule amie est la Vouivre, malgré son mauvais caractère, et j’espère bien la retrouver, mais je ne sais pas comment m’y prendre. S’il reste des lambeaux de forêt inhabitée, peut-être pourrai-je m’y rafraîchir et goûter la lumière du jour pendant quelques heures, mais tout de suite il vaut sans doute mieux retourner dans mon refuge souterrain et essayer de dormir. Le monde a déjà changé, pendant mon long sommeil et il changera encore si j’ai la patience d’attendre quelques millénaires. Pour moi, ce n’est pas si long.

Quant à Jean-Louis, il se frottait les yeux pour être sûr qu’il n’avait pas rêvé. Ensuite, il fit un tour complet de l’exposition, s’assurant à chaque vitrine que rien n’était abîmé. Mais tout était en ordre, à commencer par la fameuse montre Géante qui avait tant plu à Gargantua. Pour être bien certain qu’il n’y avait rien de cassé, Jean-Louis sortit jeter un œil sur la place Ambroise Croisat. Mais là aussi tout semblait normal. Le toit de la salle polyvalente avait été remis parfaitement à sa place.

Personne ne voudra jamais me croire, pensa-t-il. Il n’y a aucune trace du passage de mon Géant. Mais, au fait, est-ce que je dois vraiment raconter mon aventure ?

Jean-Louis se représenta les mines incrédules de ses Amis, hochant la tête, échangeant à voix basse quelques propos sceptiques :

Il ne boit jamais une goutte d’alcool. Mais hier soir, par mégarde, sous le feu des projecteurs et des caméras, sous les regards des notables de la ville, je l’ai vu avaler une gorgée de pétillant qu’il avait pris pour du Champomy. C’est sans doute cela qui lui a fait avoir ces visions.

Oui, conclut Jean-Louis. Voilà ce que vont dire les Amis du Vieux Seloncourt. Il vaut mieux que je me taise.

Ainsi fit-il, gardant le secret de cette nuit au plus profond de lui-même. Au vin d’honneur de l’inauguration, le conseiller général remarqua finement que seul un ogre aurait pu dérober cette montre, mais que dans ce cas il aurait eu affaire avec le grand et solide artisan qui l’avait fabriquée et qu’il serait sans doute reparti bredouille. Jean-Louis ne releva pas la plaisanterie qu’il était pourtant bien placé pour apprécier. Puis il y eut le repas traditionnel, la visite des enfants des écoles où Jean-Louis se fit la réflexion que bien des petits enfants n’étaient pas aussi sages que le bon Géant qui lui avait rendu visite. Ce jour-là, au milieu des bambins curieux, c’était lui qui était le Géant, songea-t-il avec amusement.

Les jours suivant, le démontage de l’exposition et le retour des collections à Baume-les-Dames l’occupèrent tellement que le souvenir de Gargantua s’estompa, et au bout de quelques semaines Jean-Louis se dit qu’il avait tout simplement rêvé cette histoire.

Quant à Gargantua, sur une idée que lui avait soufflé la Vouivre, il coupa un peuplier, l’ébrancha, l’évida et y perça des trous pour en faire une flûte à bec. Et certains soirs, en lisière de forêt, au crépuscule, on peut entendre une petite musique un peu maladroite, car les gros doigts du Géant ne se mettent pas toujours sur les bons trous.

Il joue un petit air composé au siècle de Rabelais, une chanson à boire comme les aimait Maître François, au bon temps où les hommes et les Géants vivaient ensemble dans le pays d’Ajoie...